Ce que les vols ont gravé en moi

(Souvenirs, leçons, cadeaux reçus en plus de 40 ans)

Auteur : Denis Turina  

Petit avion, gros avion, petit pilote.

 Mes premiers vols, seul à bord d’un avion, remontent à l’été 1960 à Grenoble Eybens. Le premier, sur Jodel D.112, le second sur planeur Nord 1300.

C’est le début d’une histoire qui dure depuis bientôt 50 ans et qui, je l’espère, n’est pas encore terminée.

J’ai eu le plaisir de piloter une bonne vingtaine de types d’avions et de planeurs différents mais, à mon grand regret, ni avion de transport, ni gros monomoteur à hélice, ni hélicoptère.

En moins de dix ans de carrière opérationnelle j’ai, aussi, utilisé trois sièges éjectables, ce qui n’est pas courant. Que les trois éjections aient eu lieu chacune dans un pays différent, la première en Espagne, la seconde en France, la troisième en Allemagne, à une époque où les chasseurs quittaient rarement l’hexagone, peut étonner. Qu’aucune de ces éjections n’ait été effectuée à l’aide d’un siège éjectable Martin Baker, alors que ceux-ci équipaient déjà la plupart des avions de chasse du monde occidental, c’est presque du snobisme. 

A la différence de beaucoup de mes camarades militaires je n’ai, heureusement, jamais eu à combattre des hommes ou à détruire leur ouvrage. Qu’ils soient plus jeunes ou plus anciens, je les admire et je les salue, mais je ne les envie pas. Les problèmes auxquels ils ont été ou seront confrontés, que j’essaie d’imaginer mais que je ne connais pas, sont d’une autre nature et d’une autre dimension que ceux que j’ai pu connaître.


 Aujourd’hui, en 2007, je savoure ma troisième vie.

Ma seconde vie a commencé le 26 mai 1975, quand j’ai repris connaissance après l’atterrissage très brutal qui a suivi ma troisième éjection. Et ma troisième vie a commencé en mai 2005, après une grosse « panne »:

Gros mal de tête. Urgences, scanner, hémorragie méningée, ambulance, hôpital régional, bistouri. Un problème de durite. Je suis resté pratiquement un mois dans le coma. Sorti du C.H.U. pour rejoindre un centre de rééducation fonctionnelle, j’y suis resté un mois, là aussi.

Les toubibs de La Timone et de Turriers ont fait du bon boulot et ma troisième vie a commencé. Mon crâne abrite désormais un petit tuyau, une vraie durite, associée à une valve à réglage électronique, qui augmentent ma valeur marchande et me permettent de vivre normalement. Je conduis ma voiture, je fais du ski avec un casque, sur piste et en randonnée à peaux de phoque, quelquefois à plus de 3.500 mètres d’altitude puisque, en 2007, j’ai testé le système à la montée dans le téléphérique de l’Aiguille du Midi, et à la descente sur la Mer de glace et dans le train à crémaillère du Montenvers.

Je continue à donner normalement des cours aux jeunes gapençais, pour l’obtention du Brevet d’Initiation Aéronautique (B.I.A.) et je vole en passager. Les autres pilotes du club, qui sont sympas, me prêtent volontiers les commandes pour un vol local, pour un aller et retour en Corse, ou pour le dernier concours d’atterrissage, par exemple. Pas de vertiges, pas de maux de tête, et je n’ai pas l’impression d’être devenu dangereux pour mes concitoyens, que ce soit au volant de ma voiture ou aux commandes d’un avion de tourisme. J’attends quand même encore un peu avant de me présenter devant un toubib pour faire revalider mon aptitude médicale « P.N. ». Le sacro-saint « principe de précaution » me fait peur.

J’espère bien qu’un jour, bientôt, il me sera possible de voler à nouveau comme pilote et de faire découvrir le vol à mes jeunes élèves du B.I.A. Leur émerveillement au premier décollage, les mains sur le manche et sur la manette, c’est presque ce qui me manque le plus.


 Jusque là, je me faisais plaisir avec des machines qui feront rire plus d’un de mes camarades « chasseur ». Mon « avion d’armes » était le MS 893 Rallye, et mon « liner » le DR 400. Avec eux, nous survolions la montagne, ses paysages magnifiques et …son besoin de respect. Sur le tard, à la retraite, j’ai aussi appris à remorquer des planeurs et à poser les roues de mon avion sur des altisurfaces. J’ai aussi repris le vol à voile avec beaucoup de prudence et j’ai passé ma « qualif treuil ». Le départ d’un planeur au treuil, si vous ne connaissez pas, ça vaut le coup d’essayer. C’est autre chose qu’une post combustion, dommage que ça dure moins longtemps !

La première fois que j’ai remorqué un planeur biplace moderne en plastique, avec les 180 cv du « Rallye » et…« levé les pieds » pour passer le péage de l’autoroute qui se trouve au bout de la piste de Tallard, j’ai retrouvé les sensations que j’avais ressenties pour le premier décollage, à Nancy, d’un Mirage III E équipé de 2 bidons de 1700 litres et d’un « Martel ». C’était au cours d’une « évaltac ». Cela n’avait jamais été fait sur cette piste au profil un peu ondulé et il y avait des spectateurs, y compris aux fenêtres des bureaux de la base. La même concentration, la même volonté et la même exigence dans la précision du geste. La même espérance dans l’attente de pouvoir détacher l’avion du sol avant l’extrémité du béton, qui se rapproche et qui grossit d’une manière pour le moins inhabituelle.

La première fois que j’ai fait une finale sur l’altiport de l’Alpe d’Huez, en DR 400, j’ai ressenti la même exigence de précision dans la tenue de la trajectoire et des éléments, que pour un atterrissage en Mirage III ou en F-100, sur une piste de 2.400 mètres. Avec, en prime, un décor à couper le souffle. Je ne vous parle pas de la finale sur l’altisurface de La Salette ou sur celle de Bellegarde en Diois. Ce sont des expériences qui réjouissent le cœur du pilote.


 Aujourd’hui, je suis convaincu que, pour celui ou pour celle (Hé oui, chasseures, mes soeures) qui est en place avant ou en place arrière, il n’existe pas de petit ou de gros avion, d’avion lent ou d’avion rapide. Il existe des machines merveilleuses, qui permettent de quitter le sol et d’admirer la terre vue d’en haut. Contrôler les évolutions de ces engins est un plaisir toujours neuf et toujours renouvelé.

Ce plaisir se « mérite ». Il impose un travail d’apprentissage et une rigueur qui restent nécessaires pour pouvoir durer ou, tout simplement, pour rester en vie.

Peu importe le type de véhicule avec lequel chacun de nous essaie de « jouer à l’oiseau », les lois de la physique s’appliquent à tous sans amendement, sans débat et sans état d’âme.

Quels que soient la profession du pilote, son expérience, sa place dans la hiérarchie ou dans la société et le niveau de ses relations, il sait qu’il est soumis aux applications plus ou moins dramatiques, plus ou moins spectaculaires, des lois de l’aérodynamique et de la gravitation universelle. Heureusement, cela ne l’empêche pas de rêver, cela ne l’empêche pas de voler.


 Quand les ennuis arrivent.

En cas de pépin, le temps se rétrécit et c’est celui, ou celle, qui est le mieux préparé qui a le plus de chances de bien s’en sortir.

Mieux préparé cela veut dire, pour moi, connaître son avion, ses circuits, ses performances, ses réactions. Connaître également les procédures, et connaître les consignes, pour s’en remettre à elles et pour ne pas éprouver le besoin d’en inventer de nouvelles. Cela veut dire aussi se connaître soi même, pour ne pas se mettre par ignorance, par erreur ou par bravade, dans une situation que l’on aura du mal à maîtriser.

Pendant mon court passage comme moniteur sur Fouga, grâce aux élèves, j’ai découvert comme une évidence le fait que celui qui connaît ses limites et est capable de se sortir d’une situation délicate, évitera de se mettre dans ladite situation parce qu’il l’aura vue venir. Je crois que, souvent, celui qui se trouve dans une situation délicate sans l’avoir voulu, sans l’avoir choisi, a beaucoup de mal à s’en sortir ou est incapable de s’en sortir seul.

C’est pourquoi je crois que dans notre métier, dans notre passion pour le vol, il faut toujours garder un petit coin du cerveau disponible pour prendre du recul et ne pas tenter de forcer son talent. Il faut toujours se tenir prêt à analyser et à traiter l’information qui peut nous paraître négligeable ou gênante parce qu’on ne l’attend pas. Il faut rester en mesure de pouvoir classer les priorités, tout en gardant à l’esprit la situation générale, sans se laisser piéger par un flot d’informations et d’émotions qui peut facilement nous submerger.

En cas de pépin, pilote de « petit » ou de « gros » avion, jeune ou plus expérimenté, nous redevenons tous égaux. C’est notre « cerveau reptilien » qui veut prendre les commandes. Tout se joue dans l’analyse de la situation et dans le choix des priorités, pour pouvoir construire une solution, avec les moyens qui restent utilisables, dans le temps qui reste disponible. Deux éléments vitaux qui peuvent évoluer très rapidement et sur lesquels nous n’avons souvent aucune certitude.

Il faut donc lire, interpréter et trier les informations fournies par les instruments et par l’environnement. Il faut vouloir aller chercher ces informations et vouloir les traiter. Ceci impose un gros effort d’analyse et de réflexion, souvent couvert par ce que nous « hurlent » nos sens. Ce n’est pas toujours facile. Une vibration inhabituelle de l’avion, reçue par notre corps, se fera toujours plus pressante que la vue d’une aiguille en butée haute ou en butée basse. Je ne parle pas d’une petite odeur de « cramé » qui, sans qu’il soit besoin du moindre effort de réflexion, fera plus que l’allumage de n’importe quelle lampe rouge pour polluer l’ambiance, jusque là sereine, qui pouvait régner dans une cabine. 

En vol, garder de la capacité d’attention disponible pour détecter, analyser et traiter, les informations que l’on reçoit et que l’on n’attend pas. Se méfier de ce que nous disent nos sens et notre « cerveau reptilien », qui s’imposent naturellement et peuvent altérer notre capacité de réflexion.

En cas de pépin, rechercher l’information, lire les instruments. Bien faire la différence entre ce que l’on croit et ce que l’on sait. Définir les priorités, appliquer les procédures.

« Yaka » analyser, trier, décider, exécuter. Rien de tout cela ne se fait naturellement. C’est celui ou celle qui raisonnera et agira le mieux, qui aura les meilleures chances de s’en sortir.


 Au sol, l’enquête.

Pour ma part, j’ai toujours eu le sentiment d’avoir fait ce que j’ai pu et je n’ai jamais craint les enquêteurs. Tous ceux auxquels j’ai eu affaire ont été honnêtes et, très souvent, compréhensifs.

Après coup, j’ai quand même eu droit à des réflexions de la part de personnes parfois très étoilées et que, pour la plupart, je ne connaissais pas. Certaines de ces réflexions m’ont fait très mal. Non pas parce qu’elles touchaient juste, mais parce qu’elles m’ont paru trop faciles. Avec le recul, je pense qu’il s’agissait de maladresses, sans volonté de blesser.

Exemple « gentil » : - Si vous n’aviez pas eu autant de sauts en parachute, vous auriez peut-être réfléchi plus longtemps avant de sauter.

Exemple plus méchant : - Vous commencez à nous revenir cher. Il faudrait penser à vous arrêter.

J’ai heureusement trouvé des hommes, parfois aussi étoilés que les précédents, qui m’ont beaucoup aidé. Mais je suis convaincu que des pilotes se sont tués en essayant de rattraper des situations sans issue. Par manque de réalisme, sans doute, mais aussi par peur de décevoir ou par peur de fuir des responsabilités.

Il faut un « facteur déclenchant » fort, un ordre clair, la proximité du sol, etc., pour que le pilote quitte, physiquement, le cocon de sa cabine. Le risque me parait toujours bien réel quel que soit le type d’avion, surtout quand le pilote est, ou se sent, à l’origine du problème.

Merci encore aux enquêteurs qui s’adressent d’abord à des camarades en difficulté.

Auteur : Denis Turina