Le retour au vol

 

Auteur : Denis Turina

Après l’éjection à Séville, pas de problème. J’ai mal à la colonne vertébrale, mais je ne dis rien. Le radiologue ne voit rien ou ne dit rien, lui non plus.

Je reprends les vols normalement. Aucune appréhension, mais une colonne très sensible. Motus.

Ma formation n’est pas terminée et ce n’est pas le moment de me faire encore remarquer.


Après l’éjection à Cahors, pas de problème non plus. Je suis en pleine forme.

Le radiologue de Bordeaux voit les traces de l’éjection précédente et, après explications, il me laisse repartir. Pas d’appréhension, je suis content de « m’envoyer en l’air » à nouveau, sur la « bête ».


Après la troisième éjection, c’est plus compliqué. Trois semaines d’hôpital, trois mois de plâtre, six mois dans un bureau de l’état-major, deux mois comme chef du centre de montagne à Val d’Isère, avant de reprendre une vie normale… à l’état-major.

 L’éjection a lieu un lundi après midi.

Transport très inconfortable, à Nancy, entre la caserne où s’est posé l’hélicoptère et l’hôpital, dans une « sanitaire » dont la suspension avait dû connaître des jours meilleurs. Transport dans les couloirs de l’hôpital, aussi inconfortable et un peu effrayant, sur un brancard tenu par deux appelés qui ont bien du mal à se coordonner. L’ancien explique à son copain : « Fais pas le c…Celui-là, dans l’état où il est, si on le fait tomber c’est au moins 20 gros ». Rassurant !

Radios et prise en main par les toubibs. Une infirmière recoud à vif la plaie de mon genou en m’expliquant, avec un sourire, que les médecins recousent de la même manière les femmes qui viennent d’accoucher. Je l’aurais bouffée. Qu’elle règle ses comptes ailleurs.

Nuit très douloureuse. Je demande une fois de plus au toubib, de m’administrer des calmants

-  Non, vous avez déjà reçu des doses qui endormiraient un cheval. Si je vous en donne encore, on devra vous désintoxiquer. Détendez-vous et essayez de dormir.

Je ne suis que douleur et il veut que je me détende « Quel c... ». Tétanisé de l’estomac jusqu’aux genoux, mon corps est un morceau de bois et on ne peut pas me plâtrer dans ces conditions.

Jeudi matin :

Couché sur le ventre, nu, entre deux tables réglables en hauteur, mon corps est soutenu au niveau des genoux et au niveau de mes mains placées sous le menton. Mon abdomen pend dans le vide, ma colonne vertébrale est cambrée. Le chirurgien « joue » avec la dénivelée entre les deux tables. Il vérifie régulièrement que je peux toujours bouger mes pieds et, à l’aide de la radio, regarde mes vertèbres se mettre en place. A un moment, il dit :

-Ce n’est pas mal et il a l’air de souffrir beaucoup. On arrête là, le plâtre fera le reste.

Je ne comprends pas bien le sens de sa phrase. Pour moi, un plâtre c’est inerte et indéformable.

Alors il apporte des bandes de plâtre mouillé, pliées en plusieurs épaisseurs, et il les pose sur mon dos. Elles sont froides et très lourdes. Ma colonne fléchit et se cambre un peu plus. Je comprends alors ce qu’il a voulu dire quelques minutes plus tôt. Puis il « m’emmure » vivant dans un carcan de bandes plâtrées qu’il façonne avec ses mains. Je souffre atrocement, car toute cette opération se fait sans anesthésie.

L’épisode est assez stressant : « ils vont me paralyser », « je ne peux plus respirer ». Une infirmière me rafraîchit régulièrement le front, me parle et me calme. Si je pouvais, je l’embrasserais.

Le lendemain, le plâtre commence à durcir. Mon dos est tenu, la douleur s’en va doucement. Je peux enfin dormir normalement et j’en profite.

Le lundi matin suivant, on me plâtre la jambe. De la rigolade.

Quand les deux plâtres sont secs, je commence à m’asseoir sur mon lit et à me lever, tout va bien. Deux jours plus tard je demande des béquilles. On fixe un étrier au plâtre de ma jambe et, avec les béquilles, je commence à crapahuter. Libre…dans ma chambre.

La semaine suivante, je me promène dans les couloirs. Je discute avec les autres malades et, quand ils en ont le temps, avec les toubibs et avec les infirmières. L’ambiance est bonne, le moral remonte.

Trois semaines après l’accident, Je sors de l’hôpital. HEU –REUX !

-  Venez nous revoir dans six semaines pour qu’on retire le plâtre.

Arrivé à la maison, je retrouve avec joie Bernadette mon épouse, enceinte de quatre mois, qui a tenu le choc. Sylvain et Clarisse, nos deux enfants, regardent les plâtres et les béquilles avec de grands yeux.

Six semaines plus tard, plein d’espoir et en pleine forme, je retourne à l’hôpital.

Quand le plâtre de la jambe est retiré, que tout a été vérifié à ce niveau là et que le toubib me demande de me relever, je lui montre l’autre plâtre, le gros.

- Celui là, c’est six semaines de plus. On ne vous l’avait pas dit ?

Six semaines de plus à respirer l’odeur de « cosmonaute », à me gratter le ventre et le dos avec une aiguille à tricoter. Gros coup au moral.

Je profite de ma famille, qui doit aussi se battre avec les oreillons de Bernadette et la varicelle de Clarisse et, de plus en plus souvent, je passe à l’escadron pour donner un coup de main à mon chef qui fait « la paille », tout seul. Plâtré du « zizi » jusqu’au menton (presque), dans mon pantalon retaillé à la ceinture, j’ai des airs de bibendum. Je suis content d’être utile, de retrouver les copains, de respirer le kérosène, de revivre en famille et… de marcher sans béquilles. 

Au bout de six semaines, très impatient, je retourne à l’hôpital pour me faire déplâtrer définitivement. Pendant les jours qui suivent, je vis l’impression désagréable de vulnérabilité que doit ressentir la langouste après sa mue. Je continue à dormir, allongé sur le dos, dans la moitié « dos » de mon plâtre qui a été proprement coupé en deux.

Je me sens quand même plus léger, le plâtre sec pesait 7 kilos, et je peux reprendre ma place à l’escadron, … au sol. 

Deux mois après ma « libération » du plâtre, je vais passer la visite P. N. à Strasbourg.

« Apte sur avions non munis de siège éjectable » et, après négociation, j’obtiens l’autorisation de faire un vol sur avion de combat. Le Jaguar viens d’arriver sur la base et je veux l’essayer.

Le même jour naissance à Nancy de Dominique, notre deuxième garçon, qui rejoint Sylvain et Clarisse. Une belle journée, pleine d’espoir.

Dans la foulée, je fais mon tour de Jaguar en place arrière d’un P.O. en entraînement S.C.P. Un grand merci au toubib, un grand « merci les copains » pour ne pas m’avoir fait voler « en sac de sable ».


 

Dans la semaine qui suit, je suis muté à l’état-major FATAC à Metz où « les chefs » m’attendent de pied ferme depuis ma sortie d’hôpital. Je ne peux pas faire régulièrement les trajets Toul / Metz, à cause de ma colonne vertébrale et je demande un sursis. Refusé. « On » m’a déjà fait une fleur en ne me mutant pas à l’état-major dès ma sortie du plâtre !

Bernadette, seule avec nos trois enfants dont l’un âgé de quelques jours, a du se débrouiller.

Je crois que cette mutation est mon plus mauvais souvenir de l’Armée de l’air, hormis bien sûr celui de camarades disparus. Je l’ai vécue comme une sanction, injuste. Aujourd’hui, je pense encore que le « timing » était pour le moins maladroit, d’autant que mon chef de bureau n’était pas particulièrement demandeur.

Trois ans plus tard, une décision comparable a réveillé chez moi de bien mauvais souvenirs et a déclenché le processus qui m’a amené à quitter l’Armée de l’air. 

Au bout d’un mois à Metz je commence à prendre mon mal en patience mais je m’ennuie.

Au bureau, les journées me paraissent longues. Loin de ma famille qui me manque, seul dans ma chambre le soir, j’en veux aux « grands » chefs et j’envisage une autre suite, ailleurs.


Je dois reprendre les vols et choisir ma « zone d’atterrissage ».

A mes yeux les zones possibles sont : le Transport, les ravitailleurs Boeing C135F, les Ecoles.

Le Transport. La mission et les avions me plaisent, mais l’expérience récente et malheureuse d’un camarade chasseur me dissuade de tenter l’aventure. Les contraintes physiques et la fatigue liées à la longueur des vols et aux escales, aussi.

Les ravitailleurs. Beaucoup de chasseurs « cassés » y sont déjà. Je les connais bien, pour avoir été ravitaillé par eux sur F-100. J’y ai de bons camarades, la mission et les avions me plaisent eux aussi, mais la longueur des vols me fait peur également.

Les Ecoles m’attirent. Il faut que je commence à «manœuvrer » pour essayer de rejoindre Salon.

Là bas, j’ai aussi de la famille qui pourra nous aider à emménager et à nous installer. Mon dos en mauvais état ne me permet pas de porter grand-chose.


Relâché sur Fouga. (La boucle se referme)

L’état-major a des avions et les pilotes peuvent en profiter pour s’entraîner ou pour effectuer des missions à la demande. Je vais donc me faire relâcher sur Fouga.

Je connais mal l’avion et je n’ai pas volé depuis plus de six mois. Je suis très motivé, mais pas au mieux de ma forme physique. J’hésite. Il ne faut pas que je loupe mon retour.

« Et si j’ai la trouille ? Et si je panique ? Est-ce que ça vaut le coup de prendre encore des risques ? »

Je m’offre un temps de réflexion. J’y vais, ou je n’y vais pas ? Ma famille et moi-même avons peut-être assez donné ?

Je ne sais pas comment je réagirai, mais j’ai quand même très envie d’aller voir. Au moins une fois. Egoïsme ? Passion ?

Entre temps, j’ai fait la connaissance de quelques pilotes de l’état-major, moniteurs sur Fouga. Mon chef de bureau, un grand et brave guerrier très compréhensif, qui avait fait du Bearcat en Indochine et avec qui je m’entends bien, me semble tout désigné pour me lâcher.

Je lui préfère cependant un « vieux » commandant avec qui il m’arrive de prendre mon café. Il vient du transport et des Ecoles. Nous nous connaissons assez peu, mais il me parait calme et tranquille. Il m’inspire confiance lui aussi.

J’ai conscience, physiquement conscience, que je ne sais pas ce que je pourrai ressentir. Je ne pourrai peut-être pas maîtriser mes réactions et je pourrai avoir à subir la peine et la honte liées à la peur, que j’ai déjà bien connues. Peur de mal faire, ressentie comme de l’incompétence, peur de ne pas oser, ressentie comme de la lâcheté. Je ne veux surtout pas que quelqu’un de proche, que je verrai tous les jours, me voie paniquer, me dégonfler, ou faire n’importe quoi en reprenant le manche.

Je réapprends l’avion. Je visite la tour de contrôle et l’approche, j’apprends les consignes d’utilisation du terrain. Je renifle le kérosène. J’accompagne des copains qui partent voler. Je m’assieds dans les Mirage, dans les T 33, dans les Fouga, qui sont sur la base.

Je discute avec mon « monit », à qui je ne dis rien de mes « divertissements pyrotechniques ». Il ne sait pas, ou il sait et il se tait. Puis, un matin, après un solide briefing, nous partons à l’avion.

Une prise en main autour de la base, des décrochages, une vrille, pas trop de « g » pour ménager mon dos, trois ou quatre tours de piste, dont un avec la sortie du train en secours :

- O.K., si tu veux, tu peux partir tout seul. Je dois aller "bosser".

C’est parti. Je fais deux tours de piste et je rentre au parking, heureux et rassuré. Pas d’appréhension, le plaisir de voler à nouveau, la sensation de renaître.

Plus tard j’effectue d’autres vols, seul, avec mon chef de bureau, avec d’autres pilotes ou avec des passagers. Des navigations, des missions imposées, pas trop de voltige (mon dos).

C’est bon. Il ne me reste plus qu’à me battre pour rejoindre une école.

Objectif : Salon, la rentrée de septembre. C’est reparti, le moral est au beau fixe.

Je profite d’un voyage à Salon où je reçois un accueil chaleureux du Général commandant l’école, des commandants d’escadrons et des pilotes que je connais. Une grosse bouffée d’optimisme et de chaleur humaine me réchauffe le coeur.


En septembre 1976, après une formation de moniteur à Aulnat, j’arrive à Salon comme commandant d’escadron.

C’est reparti. Une autre histoire commence, avec des moniteurs, et des sous-lieutenants des promotions 74 de l’Ecole de l’air et 75 de l’Ecole Militaire de l’air.

Auteur : Denis Turina